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"Allez savoir pourquoi" - quelques mots sur Le Maître et Marguerite

    Le diable arrive dans le Moscou des années 1930. Accompagné de trois acolytes et d’un chat malicieux, il provoque troubles et scandales, exhibe la vie terne des moscovites et permet à un écrivain en disgrâce interné, le maître, de retrouver Marguerite, sa bien aimée. C’est, très grossièrement résumé, le cœur du Maître et Marguerite, le chef d’œuvre de Boulgakov dont A. Markowicz et F. Morvan ont proposé une nouvelle traduction en 2020. Ce roman-monde, dont l’ambition n’empêche jamais le plaisir de lecture, annonce les grands romans du 20e siècle associés au réalisme magique, de García Marquez à Rushdie, qui toujours articulent une forte réflexion politique au fantastique et au poétique. La première partie du roman est centrée sur les actes de satan – appelé Woland, à la suite de Goethe – dans Moscou : la mort de Berlioz sous les yeux du poète Sans-Logis, la traque illusoire de satan par Sans-Logis, son internement, la folie qui gagne peu à peu l’administration du théâtre des Variétés après un numéro d’illusionniste démesuré. C’est l’occasion pour Boulgakov de ridiculiser avec force le petit monde littéraire de Moscou qu’il a connu : cénacles hypocrites et mesquins, critiques positivistes bourrés de certitudes et auteurs minables. Reconnaissons ici la prouesse réussie par les deux traducteurs qui ont traduit les noms de famille ridicules inventés par l’auteur (Krapulnikov, Fofrerovski…).

    L’internement du poète Sans-Logis permet également d’introduire le personnage du maître, codétenu dans le même asile. Double à la fois d’Ossip Mandelstam (considéré ironiquement comme un « maître » par Staline, lors d’un appel téléphonique célèbre à Pasternak) et de Boulgakov lui-même (censuré et haï jusqu’à sa mort par le régime), il n’apparaît que presque deux cents pages après le début du livre même si l’on comprend rétrospectivement que sa présence hantait déjà le tout début du livre. La réécriture de l’Evangile et, surtout, le face-à-face entre Jésus et Pilate dont satan dit avoir été témoin, au chapitre 2, est en effet le début du livre écrit par le maître, qui lui a valu critiques et disgrâce dans ce Moscou soviétique où la question religieuse est taboue. C’est ce roman - historique - dans le roman qui unit les différentes parties de l’œuvre entière, qui le redouble dans une série d’oppositions et d’échos (satan/Jésus (Ieshoua), Moscou/Ierchalaïm, le bal de la pleine lune de printemps chez satan/la traque de Judas lors de la fête païenne, le chat Béhémot/le chien Banga…). Mais c’est aussi ce texte et le drame qui a suivi sa publication qui ont précipité la séparation tragique entre le maître et Marguerite : l’union annoncée par le titre n’est ainsi pas un donné mais la promesse, l’horizon sublime du livre. La première partie développe ainsi la teneur très fortement satirique du roman, la critique à peine voilée du stalinisme et annonce aussi sa dimension profondément lyrique avec les amants séparés.

    La deuxième partie opère un double mouvement par rapport à la première. Marguerite prend le devant de la scène et va être conduite au « grand bal chez satan » afin d’incarner l’hôtesse, elle y croise des morts de tous les âges, de grands personnages et, pour la remercier, Woland et ses comparses exaucent son vœu, celui de libérer et retrouver le maître. Si le début du livre était à dominante satirique, le fantastique le plus débridé domine cette seconde partie, avec une attention particulière au bestiaire (chevaux ailés, orchestre de singes, le chat nommé Béhémot...qui signifie en russe hippopotame). La fin du livre mène à la bouleversante réunion du couple mais également des niveaux de narrations : Ieshoua lui-même intercède auprès de satan pour régler le destin de celui qui l’a si bien évoqué, le maître (rappelons que le dialogue entre Ieshoua et Pilate apprend que l’évangile de Matthieu est déclaré mensonger (1) ), ainsi que celui du procurateur. Outre cette impressionnante articulation entre les styles et les registres, Le Maître et Marguerite fascine également par cette trajectoire qui promet au couple victime non pas la lumière mais le repos. En traduisant le nom de plume du poète raté qui ouvre et ferme le roman, Sans-Logis, les deux traducteurs éclairent magistralement cette question du foyer, de la maison, qui hantent quasiment tous les personnages du livres. C’est cet espace privé que, explique Markowicz, Pouchkine opposait à l’histoire, à l’espace public, que le stalinisme tente d’annihiler : le salut offert au maître et à Marguerite du repos était le seul possible : « jouis de ce qu’on ne t’a pas donné de ton vivant, le silence ».

    Les notes de bas de page suffisent à s’en rendre compte bien vite : Le Maître et Marguerite est un palimpseste, de la littérature russe en général mais aussi de tout un pan de la littérature occidentale. Le livre croise des poèmes de Pouchkine, un humour noir et grinçant qui rappelle Gogol, des réflexions métaphysiques qui poursuivent Dostoïevski. Mais c’est aussi une continuation de l’histoire de Faust, véritable mythe artistique européen, qui permet à Boulgakov d’orchestrer Goethe et Gounod. Nul hasard ainsi dans le nom du personnage de Berlioz, première victime de satan, dont l’homonyme célèbre a composé une Damnation de Faust. La sensibilité théâtrale de Boulgakov se ressent nettement, tant dans la saveur et la vivacité des dialogues que dans la composition très visuelle de nombreuses scènes. C’est également un roman très « cinématographique » qui travaille une forme de simultanéisme : une même scène peut être écrite plus d’une fois selon le personnage sur lequel se focalise le narrateur. La progression des chapitres semble parfois également avancer selon ce que l’on n'appelle pas encore le plan-séquence : le chapitre de la traque de Judas est assez emblématique de ce travail de composition qui suit un personnage puis le quitte pour un autre en changeant de direction brusquement.

    Ces quelques notes permettent, j’espère, de donner un bref aperçu de la richesse de ce livre dense et labyrinthique. Pur plaisir de roman qui incite en même temps constamment à l’interprétation, Le Maître et Marguerite est indéniablement de ces livres qui hantent longtemps après les avoir refermés. Rappelons pour finir que c’est bien la lecture du texte du maître par les puissances supérieures qui décide de son destin: « votre roman a été lu », lui dit satan. Contrairement à celui de son personnage, le roman de Boulgakov ne sera lu que des décennies après sa mort. De la part d'un auteur constamment censuré et traqué, qui se disait « le seul et unique loup littéraire » d’URSS, articuler le salut et la lecture d'un texte constitue un geste de résistance désespérée et donc sublime.




(1) On peut parler d'un cas particulier de transvalorisation, selon la terminologie de Genette dans Palimpsestes : "Un hypotexte est déclaré mensonger et l’hypertexte se présente comme rétablissant la ‘’vraie histoire’’". L'exemple prototypique du poéticien était la Naissance de l'Odyssée de Giono.


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