Dans La Préparation du Roman, Barthes fait part d’une interrogation qui, lorsque je l’ai lue pour la première fois, me paraissait pertinente, allant de soi, mais qui me paraît de plus en plus curieuse. Elle concerne les lecteurs. Dans toute cette partie du cours, Barthes réfléchit aux raisons et méthodes menant à l’écriture. Son point de départ est que le désir d’écrire naît de la lecture, d’un choc esthétique que l’on voudrait reproduire ; défendre une cause, militer, distraire etc. sont des motifs valables mais plutôt rétrospectifs : des alibis. Cela me paraît très juste, la dynamique de la lecture et de l’écriture étant, me semble-t-il, bien plus centripète que centrifuge.
Bref, un peu plus tard, après avoir fait un détour par les questions d’imitation et d’inspiration, Barthes en vient à une étrange digression s’intitulant « Ceux qui n’écrivent pas ». Et c’est là que survient cette interrogation faussement évidente : Barthes s’étonne qu’il y ait plus de lecteurs que d’auteurs. Autrement dit, comment, étant donné l’admiration pour l’écriture que suscite toute lecture, peut-il y avoir autant de gens qui se contentent de lire ? Dans ses mots, « s’il y a une relation de contrainte entre lire et écrire, comment peut-on lire sans être contraint d’écrire ? » Barthes reconnaît certes la dimension très personnelle et située d’une telle question : elle émane de quelqu’un qui, dit-il, est « sans cesse soucieux d’avoir le temps d’écrire, d’avoir la force d’écrire », au point qu’il dit ressentir de la culpabilité quand il n’y parvient pas. D’où cette phrase à la fois drôle et énigmatique : « je m’étonne toujours d’avoir des lecteurs, c’est-à-dire des êtres, des âmes, dont le statut est de lire et non pas d’écrire. »
La première fois que je suis tombé sur ce passage, j’étais donc tout à fait convaincu par la pertinence et – surtout – le présupposé de cette question, et je suppose qu’au moins la plupart des étudiant.e.s en littérature seraient d’accord avec cette idée un peu intuitive qu’il existe une relation, peut-être pas de contrainte, mais en tout cas de forte incitation entre le fait de lire et le fait d’écrire. Nos carnets et documents word d’adolescents (et au-delà) en témoignent facilement.
Mais plus j’y repensais et plus cette
idée me semblait discutable ou du moins beaucoup plus déconcertante qu’elle
n’avait l’air. Elle m’amusait tout d’abord par le fait qu’elle contredisait
cette rengaine – en apparence contemporaine mais finalement assez éternelle –
selon laquelle « les gens écrivent trop, regardez les étals de librairie à la
rentrée littéraire et les gens qui se pressent dans les ateliers d’écriture, on
a assez de textes comme ça, les maisons d’édition croulent sous les mauvais
manuscrits ! Et de toute façon, plus personne ne lit ! » (comme si l’écrit
n’avait pas toujours été un amas monstrueux). J’imagine d’ailleurs aisément que
d’aucuns, provocateurs, pourraient même aller jusqu’à reprendre l’interrogation
de Barthes en inversant les termes : comment tant de gens peuvent (vouloir)
écrire sans lire ?
Plus sérieusement, on rétorquera que cette rengaine bien connue du trop-plein n’est dans le fond pas incompatible avec ce que disait Barthes qui dit seulement que la somme des lecteurs est supérieure à celle des auteurs, et non que peu de gens écrivent : même aujourd’hui, malgré ces lamentations de spécialistes se voulant gardiens du temple, on lit sans doute plus qu’on écrit. Néanmoins, on me concèdera qu’il est pour le moins inactuel de s’étonner qu’il y ait, d’une certaine façon, si peu de gens qui écrivent ou veulent écrire ! On a plutôt tendance à se lamenter sur le fait que les gens ne lisent pas alors que, pour Barthes, se cantonner à la lecture, l’objectif pourtant ultime de certaines volontés conservatrices, paraît presque décevant ou du moins saugrenu.
Si l’on va un peu plus loin, on pourrait, en se confrontant directement à l’interrogation à la fois existentielle et déductive de Barthes, avancer qu’il y a des raisons profondément historiques à ce mutisme des lecteurs (ironiquement, cette expression, en l’écrivant, me fait penser à la belle scène de la bibliothèque dans Les Ailes du désir). Le fait que l’on ne soit plus dans une culture rhétorique où l’acte de lecture trouvait sa raison même, son prolongement dans l’écriture pourrait être une de ces raisons. Plus précisément relativement à cette dialectique lecture-écriture, Judith Schlanger remarque que « notre perception post-romantique est bien plus démocratique (…) pour ce qui est de l’accès à la littérature lue et connue. Mais elle est devenue infiniment plus élitiste quant à l’idée du travail littéraire. » Si d’ailleurs l’on peut encore parler de travail véritablement tant nous sommes (ou du moins avons longtemps été) dans le régime de la vocation plus que du métier. On voit là une sorte de double injonction à la fois trop démocratique et trop élitiste : si ce n’est pas une affaire de métier à apprendre, pourquoi ne pas écrire ? et en même temps, le poids qui pèse sur l’acte d’écriture est autrement plus lourd et complexant. Comme le dit toujours Schlanger, « la seule mesure qu’on envisage est la grandeur »…
Une autre manière de résoudre le problème serait de partiellement nier le présupposé de la question : certes, en appréciant un livre, je suis souvent tenté d’emboîter le pas de l’auteur et d’écrire à mon tour mais seulement tenté – je peux en rester à un plaisir, disons, contemplatif. Il faut d’ailleurs remarquer que cette interrogation repose sur une certaine singularité de notre rapport à la littérature, au potentiel immense que l’on voit en elle : à l’inverse, personne n’irait s’étonner que tant de gens regardent des séries et ne se fassent pas show-runners. De même, au musée, il ne paraît pas évident que l’amateur de peinture se mette à peindre. Plus globalement, il est fort probable que tout amateur ressente parfois le désir de ne pas se tenir à l’extérieur de ce qu’il aime, autrement dit qu’il imagine passer à la pratique : « si tu devais réaliser une série, de quoi parlerait-elle ? ». Mais il est tout aussi probable que les choses en restent la plupart du temps au stade de l’imaginaire et du virtuel.
A la rigueur, on pourrait donc dire que la dialectique que semble voir Barthes n’en est pas vraiment une et que ce qu’il voit comme l’origine (fort probable) de l’écriture n’en soit pas un déclencheur nécessaire : tous ceux qui écrivent ont d’abord lu et aimé lire mais la réciproque n’est pas vraie. La seule chose dont on peut être sûr est que ceux qui écrivent ou peignent effectivement ont commencé par lire et aller au musée, ce que Claude Simon exprimait beaucoup mieux en disant que « l’art s’autogénère pour ainsi dire par imitation de lui-même : de même que ce n’est pas le désir de reproduire la nature qui fait le peintre mais la fascination du musée, de même c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain ».
Enfin –
mais là, on s’éloigne vraiment de Barthes – si je ne partage définitivement pas
cet étonnement devant ceux qui lisent mais n’écrivent pas, c’est aussi que la
frontière entre les deux activités est poreuse. Sans même mentionner les «
carnets de lecture » dont A. Minzetanu a fait l’archéologie, rien ne me paraît
moins « passif » (car le dualisme de la formule de Barthes me semble reposer
sur la dualité contemplation/création) qu’une lecture qui en plus est souvent
accompagnée de tout un ensemble de notes (mentales parfois). On me dira que
c’est un peu court, qu’on peut sauver Barthes par Barthes en invoquant la très
galvaudée opposition écrivain/écrivant et que le lecteur dans son coin ne sera
jamais au mieux qu’un petit écrivant. Peut-être, peut-être, mais plutôt que de
dresser des murs et de délimiter des appartenances, je préfère, pour réagir à
la question de Barthes, m’aligner sur la position « holiste » et généreuse de
Judith Schlanger : « Les lettres sont ce milieu englobant où le goût, la
préoccupation et l’étude des lettres, l’absorption dans les lettres et le
discours sur les lettres ne sont pas plus loin du centre que l’œuvre de
fiction. »
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